A la rencontre des musiciens
Écoute de paroles Annick Ventoso y Font / Photographies Sloweig Wood
Atrisma, c’est un trio de jazz progressif qui s’est formé en 2014 à l’initiative de Vincent Vilnet [piano et claviers] avec Hugo Raducanu [batterie, percussions] et Johary Rakotondramasy [guitare]. Les compositions sont celles de Vincent mais nous verrons que rien n’est si simple, d’autant que l’improvisation est indéfectible d’un jeu musical à la fois envoutant et surprenant, sachant créer des ambiances particulières à chaque concert.
Depuis 2019, le trio s’est produit sur différentes scènes emblématiques en France (Sunset-Sunside à Paris, Rocher de Palmer de Cenon, Andernos Jazz Festival, Festival Éclats D'Email à Limoges…) et à l’étranger (Shanghai, Jazzaldia Festival à San Sebastian, Institut Français de Zaragoza…).
Le troisième disque du groupe se nomme SABLE et il vient de sortir. Les musiciens le caractérisent par un mélange de sonorités urbaines et d’accords cristallins. Je l’ai écouté et une fois de plus, je suis tombée sous le charme.
Ils étaient au Sunset-Sunside à Paris le 15 septembre, ils seront à Dax - Chez Nous – le 18 novembre, à Sauveterre-de-Guyenne – Salle Simone Weil - le 19 novembre et au Rocher de Palmer de Cenon le 15 décembre. Leur vie de concerts va bon train. Et ils seront en résidence à la salle culturelle de Cénac du 31 octobre au 3 novembre 2022, invités par Jazz360.
C’était l’occasion d’en savoir plus sur leur aventure musicale, de leur poser des questions un peu en marge de leur press-book bien étoffé. J’avais juste envie de demander en quoi consiste le fait de se retrouver pour créer de la musique et, plus encore, comment ils parviennent à générer une ambiance musicale aussi captivante, grave, joyeuse et amicale lors de leurs concerts, ainsi que je l’ai vécu. Je n’ai pas été déçue car leurs réponses nous plongent dans les secrets de la genèse d’un groupe musical et dans celle de la création, c’est passionnant et les connaisseurs comme les néophytes apprécieront.
Vous avez maintenant un beau parcours musical derrière vous, que pensez-vous de votre cheminement ?
Vincent : "On est plutôt satisfaits car nos débuts datent de 2014, on est des amis du conservatoire et j’avais vraiment envie de faire ce projet avec eux. Et depuis, à chaque nouvelle scène nous progressons, il y a un pas qui se franchit, que ce soit sur la qualité de la scène ou que ce soit sur la composition. Pour l’instant, nous sommes dans une progression encourageante et nous espérons que ça va continuer comme ça."
Johary : "Je n’aurais jamais pensé qu’on irait si loin. Nous avons fait deux albums et un EP* en moins de dix ans, on n’imaginait pas ce parcours au départ. Pour nous c’est un vrai challenge, une remise en question à chaque fois."
*N.D.L.R. extended play, abrégé en EP, est un format musical comportant plus de pistes que le single et moins de pistes que l'album.
Hugo : "Moi non plus je ne m’attendais pas à ce qu’on fasse autant de choses quand on a commencé ce projet. Je suis très heureux d’avoir fait toutes ces scènes et tous ces enregistrements. Mais je n’ai pas du tout l’impression que c’est une longue carrière, j’ai plutôt l’impression qu’on n’en est qu’au début. On est au début de quelque chose."
Vincent : "Et puis il faut parler de l’arrivée de Judyth Babin, notre manag’Art. Judyth a structuré notre projet administrativement et nous a ouverts à un réseau qui nous a apporté beaucoup de choses. Elle nous a permis de nous développer et d’assurer financièrement. Elle nous a offert des opportunités et des rencontres comme Le Rocher de Palmer par exemple. Et elle nous a trouvé des dates qui ont ouvert sur d’autres, de la même manière que Jazz360 fut notre première programmation sur un vrai festival [2015] après le tremplin jazz [ndlr : dont ils ont été lauréats], pour nous ce fut un véritable lancement."
Hugo : "Jazz360 et Action Jazz nous ont aidés à concrétiser une expérience qui était sérieuse dans nos têtes mais n’était pas vraiment sortie du placard."
Avez-vous un souvenir ou une anecdote à nous raconter ?
Vincent : "Lors de l’enregistrement de CHRONE, il s’est passé quelque chose d’imprévu. Le morceau qu’on adore maintenant, le jour du studio, ne s’est pas du tout présenté comme ça. Au début, on était très bien sur les enregistrements, on était très confiants et le mercredi, on attaque une version du morceau prévue initialement. Johary commence son solo de guitare mais il ne le sent pas. Il a fallu, avec Hugo, qu’on repense l’accompagnement et on s’est retrouvés à recomposer un morceau qui était prévu autrement. Aujourd’hui, on est super contents mais sur le moment, on était sous pression. C’était un autre jeu et c’était risqué, car on n’avait pas beaucoup de temps, on était ric-rac. Et aujourd’hui, c’est un morceau qu’on adore, on le joue toujours comme ça."
Hugo : "On pourrait parler des nombreuses situations de tension logistique, liées aux déplacements, au manque de temps, aux lieux que l’on ne connaît pas, parfois avec des failles de matériel. Je pense aux dates parisiennes où l’on arrive après peu d’heures de sommeil. Le climat est tendu, faut assurer quand même et j’ai l’impression que c’est là nos meilleurs concerts. Parce que, du coup, on est très concentrés. Je ne dis pas qu’il faudrait toujours des contextes désagréables mais il vrai que ça pousse à jouer autrement."
Vous jouez dans de nombreuses autres formations, est-ce que ces divers investissements nourrissent la musique que vous composez au sein d’Atrisma et comment est-ce qu’on passe d’un groupe à l’autre sans s’y perdre ?
Vincent : "C’est angoissant, c’est ce qui me fait le plus peur, mais c’est parce qu’on a la contrainte de ne pas pouvoir se voir beaucoup qu’on profite des seuls moments que l’on a pour travailler au mieux. Notamment sur les résidences, dans des temps très condensés où on essaie d’en tirer le maximum. J’ai composé Sable pendant le confinement, donc sur mon seul piano, très présent, alimenté de mon quotidien et de ce que j’avais envie d’exprimer. Dans ce cas, tu es tout seul à imprimer la direction d’écriture. J’espère que les autres compos évolueront différemment, que la guitare prendra peut-être plus de place, qu’on arrivera à rééquilibrer les rôles. Cela dit, Johary a un rôle d’accompagnement à la basse et même à la guitare qui peut passer inaperçu car, avec ses pédales, il crée des effets que l'auditeur(trice) n'imagine pas à cet endroit. C’est donc un mélange qui croise avec l’environnement, avec ce qui est proposé autour de soi."
Tu es systématiquement le compositeur des morceaux de musique ?
C’est une idée initiale qui part de moi et ils me laissent ce rôle, mais ce serait bien qu’à l’avenir les rôles s’inversent, que l’idée initiale ne vienne pas que de moi, qu’on laisse plus de place à un départ de batterie ou de guitare.
Et vous, Johary et Hugo, comment réussissez-vous à articuler votre jeu avec ce que Vincent a composé ?
Johary : "Au fur et à mesure qu’on avance ensemble, on essaie de casser les schémas avec lesquels on arrive, j’essaie de trouver des idées qui ne ressemblent pas à ce qu’on avait fait avant, on essaie de sortir de nos pratiques habituelles. Vu qu’on se remet en question à chaque album ça ne pose pas de problème, c’est naturel."
Hugo : "Pour moi c’est la même chose, on joue depuis très longtemps ensemble, nos schémas on les apprend ensemble, Donc quoiqu’on ait fait par ailleurs, on retrouve une manière de discuter, on a un réflexe de jeu ensemble. Mais comme a dit Johary il s’agit de ne pas rester dans un réflexe et de casser ça. C’est pas désagréable comme manière d’échanger, c’est assez fluide et assez instinctif, ça prend de l’énergie mais c’est pas cérébral. Il s’agit de s’écouter, au sens de s’écouter soi-même pour faire ce qui nous semble résonner au plus juste avec les autres."
En fait n’est-ce pas là ce qu’on appelle de la création, quelque chose qui jaillit de la rencontre ?
Hugo : "Oui, c’est carrément une thérapie, on crée un univers ensemble."
Vincent : "C’est ma bulle d’oxygène, c’est mon jardin secret, qui s’est construit avec eux, et là, tu sens que tu existes. Et puis il y a le partage aussi, c’est du plaisir, le plaisir de se retrouver."
Photographie au studio Cryogène Prod, premier plan de gauche à droite, Guillaume Thevenin, Rémi Nardin.
Mais justement, comment ne pas perdre ce que j’ai envie d’appeler « « le fil Atrisma » ou plutôt comment le retrouver ? Et d’ailleurs qu’est-ce que le « fil » d’un groupe ?
Vincent : "Le fil c’est la caractéristique du groupe. Notre formule en trio, c’est de travailler sans basse. Pas de bassiste, ni de contrebassiste. Ce qui correspond à l’esthétique un peu progressive de notre projet qui peut partir tout autant dans l’électro, dans le hip-hop ou dans des influences autres que le jazz. On va devoir se demander comment avoir ce soutien avec nos instruments : est-ce que c’est Johary qui le fait ? est-ce que c’est moi qui le fais ? est-ce que c’est Hugo, quand il utilise son pad électronique et peut aussi en avoir la texture ? Bref, comment se répartir chacun le rôle du bassiste et composer autour de ça. On développe l’écriture autour de ce qu’on n’a pas, c’est aussi le charme de l’écriture musicale. Et si on rajoutait un bassiste ça changerait complètement la formule d’Atrisma.
Et puis c’est un style d’écriture. Je suis un pianiste très rythmique. Par conséquent je suis souvent en interaction avec Hugo à la batterie ; je vais moins chercher des mélodies chantantes parce que la ligne mélodique c’est plutôt Johary, même si ce n’est pas aussi tranché et si Johary a aussi des lignes de guitare très rythmiques. Notre style se joue là-dedans. C’est pas forcément aller dans le rôle qu’on s’est fixé dans un instrument mais d’aller vers d’autres choses par affinité. C’est ce qui donne à notre musique sa tonalité propre."
Hugo : "Notre fil ? C’est éviter la virtuosité. Ne tomber ni dans la compétition ni dans le monologue. Il faut qu’il y ait un dialogue ou trilogue qui cherche toujours à faire quelque chose, soit chantant, soit dansant. Comme quand la pulsation prend le dessus du nombre de notes."
Vincent : "Je suis tout à fait d’accord. Or on n’aurait pas forcément ce souhait-là s’il y avait une chanteuse ou un chanteur, il apporterait le côté chantant et là on va le chercher avec la guitare."
Hugo : "Chantant, dansant, on va toujours aussi chercher quelque chose d’un peu cinématographique avec des images. Souvent quand on discute, on parle de climat, comme le titre Fleur bleue par exemple [Chrone], c’est une fleur bleue dans du béton."
Johary : "On est très liés, depuis le conservatoire, c’est un lien fort à la base. Pour moi, il y’a pas de cap mais une vraie confiance les uns dans les autres, ce qui nous permet d’oser des mouvements variés selon l’ambiance et nos influences du moment."
Vincent : "Je trouve que la guitare à une aussi force rythmique, c’est un jeu très complet. En fait, notre fil, c’est Johary."
Vous êtes invités par Jazz360, en résidence salle culturelle de Cénac du 31 octobre au 3 novembre 2022. Est-ce que vous avez un projet de travail préalable ?
Vincent : "Oui. On ne se voit pas beaucoup. Plusieurs jours ensemble, cela permet de casser mon rôle de composition solitaire pour créer ensemble. Sortir deux ou trois compos. Ce sera un peu une révision du répertoire mais aussi de la création pour repartir avec des directions nouvelles. Le groupe va prendre la direction des compositions."
Hugo : "Cela permet de s’engager dans des perspectives nouvelles, de tester d’autres formats de spectacle, de jouer plus ensemble. Ces résidences sont très précieuses, car elles nous donnent du temps ensemble."
Que dire de votre dernier disque Sable ?
Hugo : "Il sort à peine. Il faut que l’on apprenne à défendre cet album, à le porter. On a fait un vinyle aussi."
Vincent : "Sable a été composé pendant la période de Covid, il y a une volonté de survie dans cette musique et dans ce disque."
Hugo : "C’est encore un virage, il y a des choses qui se sont effectuées dans cet album, elles ont ouvert des fenêtres vers de nouvelles possibilités. Oui, c’est ça, il ouvre une nouvelle fenêtre."
Johary : "C’est pourtant dans la même continuité. En fait, c’est comme se raconter nos vies au travers de nos instruments."
Qu’ajouter de plus à cette magnifique phrase qui les représente parfaitement. Si, une chose, c’est qu’ils nous embarquent ainsi dans un tourbillon de vie autant que de musique. Et c’est cela qui fait leur différence. Une différence qu’on a hâte de retrouver à chaque concert.
Quant à eux, ils tiennent à remercier les structures qui leur ont donné un cadre pour se retrouver. Avoir un lieu crée un motif de jouer. Se retrouver plusieurs jours professionnellement, c’est important. Cela donne du sens à leur groupe et à leur musique.